
L’article en bref
Cet article propose une synthèse rigoureuse des positions doctrinales et des données scientifiques existantes sur la masturbation à visée thérapeutique en contexte musulman.
Il n’exprime aucun parti pris, mais expose les conditions précises dans lesquelles cette pratique a été discutée, tolérée ou refusée par différentes écoles juridiques et autorités religieuses, notamment dans le cadre du traitement des troubles sexuels.
Introduction
La question de la masturbation, lorsqu’elle se pose dans un cadre thérapeutique, suscite de vifs débats dans les sociétés musulmanes. Loin de constituer une problématique marginale, elle interroge les limites du licite et de l’illicite religieux en contexte médical, au croisement de la sexualité, de la morale et de la jurisprudence religieuse. Longtemps perçue comme un acte strictement prohibé dans la majorité des discours religieux, la masturbation fait néanmoins l’objet d’une relecture nuancée lorsque le besoin thérapeutique s’invite dans l’analyse juridique.
Cette tension entre l’interdit général et l’exception thérapeutique révèle l’ampleur des défis posés par l’évolution des connaissances en santé sexuelle. En effet, les troubles sexuels tels que l’éjaculation précoce, la douleur testiculaire ou encore l’impossibilité d’obtenir une éjaculation dans un cadre licite, sont désormais abordés sous l’angle du soin. Dans ce contexte, certaines autorités religieuses ont reconnu qu’il était possible de lever temporairement certains interdits pour prévenir un préjudice corporel ou psychique plus grave.
Ce glissement d’une posture rigide vers une approche conditionnellement permissive ne constitue pas une rupture, mais plutôt une adaptation progressive au nom de principes bien établis du fiqh (فقه) islamique, tels que darura (nécessité) ou daf’ al-ḍarar (prévention du dommage). L’enjeu, dès lors, consiste à déterminer dans quelles conditions précises un acte généralement illicite peut devenir thérapeutiquement acceptable.
Avant d’examiner ces conditions, il importe de revenir sur la diversité des positions juridiques exprimées par les principales écoles du droit islamique, tant sunnites que chiites. C’est à travers cette cartographie doctrinale que se dessine la possibilité — ou non — d’une prise en charge sexothérapeutique conforme aux normes religieuses.
Plan de l'article
- 1. Des positions juridiques contrastées selon les écoles
- 2. Le principe de nécessité : fondement d’une exception thérapeutique
- 3. Cas concrets et implications médicales
- 4. Épanouissement sexuel conjugal et objectifs supérieurs de la Loi (maqāṣid al-sharīʿa)
- 5. Une sexothérapie islamo-compatible ?
- 6. Conclusion
- 7. Bibliographie
Des positions juridiques contrastées selon les écoles
Les divergences d’interprétation autour de la masturbation, en particulier lorsqu’elle est envisagée dans une visée thérapeutique, traduisent la richesse et la complexité du droit islamique. Chaque école juridique développe une lecture propre des textes scripturaires et des principes éthiques, ce qui entraîne des positions sensiblement différentes sur ce sujet sensible.
L’école hanafite adopte une approche relativement nuancée. Si la masturbation y est généralement classée comme haram (حَرَام , interdite) ou makruh tahrimi (مَكْرُوه تَحْرِيمِي, fortement réprouvée), certains juristes reconnaissent des situations d’exception. Abu Hanifa lui-même aurait admis que la pratique pouvait être tolérée dans le cadre d’une “raison valable”, notamment en cas de désir sexuel excessif susceptible de détourner une personne de ses devoirs religieux ou sociaux.
L’approche malikite repose sur une interprétation littérale du verset 5–7 de la sourate Al-Mu’minun, où il est enjoint aux croyants de “préserver leurs sexes” sauf avec leurs épouses ou esclaves, toute autre voie étant considérée comme transgressive. L’école chaféite, plus stricte encore, assimile parfois la masturbation à des actes gravement répréhensibles. Peu de place est laissée à l’exception thérapeutique.
Plus ouverte, l’école hanbalite autorise explicitement la masturbation dans deux cas précis : la crainte de commettre des rapports sexuels extraconjugaux (zina زِنَاء) et la nécessité médicale. Des propos attribués à Ahmad ibn Hanbal assimilent même l’éjaculation à une excrétion physiologique, comparable à la saignée.
Du côté chiite, la position dominante reste l’interdiction totale. L’Ayatollah Ali al-Sistani affirme dans plusieurs de ses fatwas (فَتْوَى) que la masturbation est prohibée “en toutes circonstances”. Toutefois, une exception médicale extrêmement restreinte est admise lorsqu’aucune autre méthode licite ne permet l’éjaculation.
Le principe de nécessité : fondement d’une exception thérapeutique
L’un des fondements les plus mobilisés pour justifier l’usage thérapeutique d’une pratique a priori interdite en islam est le principe de darura (ضَرُورَة). Ce principe juridique bien établi postule que “les nécessités lèvent les interdits” (الضَّرُورَاتُ تُبِيحُ المَحْظُورَات , al-darurat tubih al-mahzurat).
Le principe de rafʿ al-ḥaraj (رَفْعُ الحَرَج , levée de la gêne ou de la souffrance), appuyé par le verset « Allah veut pour vous la facilité, Il ne veut pas la difficulté » (Coran 2:185), renforce la légitimité d’un recours ponctuel à la masturbation à visée thérapeutique.
Ce recours suppose une évaluation rigoureuse de la situation, une définition précise de la nécessité, et un encadrement strict de la pratique. Il n’est admissible qu’avec l’avis d’un médecin compétent attestant de l’absence d’alternative licite, de la nécessité temporaire du geste, et de l’absence de recherche de plaisir.
Ce principe est également articulé avec daf’ al-ḍarar (دَفْعُ الضَّرَر , prévention du dommage) et tadarruj (تَدَرُّج , progressivité thérapeutique). Il constitue un outil d’adaptation sans remettre en cause la norme.

Cas concrets et implications médicales

Plusieurs cas documentés permettent d’éclairer les situations dans lesquelles des juristes ont admis, avec prudence, la licéité temporaire de la masturbation.
Il peut s’agir d’un patient souffrant de douleurs testiculaires dues à une rétention de sperme, ou d’un homme dans l’incapacité d’éjaculer par voie licite dans le cadre d’un bilan de fertilité. La masturbation est alors encadrée médicalement et moralement, limitée dans le temps, et orientée vers la résolution du trouble.
Un protocole détaillé est parfois recommandé : formulation de l’intention thérapeutique (نِيَّة , niyya), usage d’un minuteur, absence de fantasmes, et obligation du ghusl (غُسْل , bain rituel) après la séance, même sans éjaculation.
Dans le cadre du mariage, certains avis permettent à l’épouse de masturber son mari dans une optique de traitement, ce qui est parfois considéré comme préférable à l’auto-stimulation. Cela ouvre la voie à des prises en charge conjugales encadrées, notamment pour les couples à distance.
Épanouissement sexuel conjugal et objectifs supérieurs de la Loi (maqāṣid al-sharīʿa)
La masturbation thérapeutique peut également être interrogée à la lumière des finalités supérieures de la Loi islamique (مَقَاصِد الشَّرِيعَة , maqāṣid al-sharīʿa). Le Coran (30:21) évoque la tranquillité (سَكِينَة , sakīna), l’amour (مَوَدَّة , mawadda) et la miséricorde (رَحْمَة , raḥma) dans la relation conjugale.
La santé sexuelle est intégrée dans les maqāṣid secondaires : hifz al-nafs (حِفْظُ النَّفْس , santé mentale et physique), hifz al-ʿirḍ (حِفْظُ العِرْض , préservation de l’honneur), et hifz al-nasl (حِفْظُ النَّسْل , préservation de la descendance). Dès lors qu’un trouble sexuel compromet ces objectifs, une exception encadrée peut être envisagée.
Certaines fatwas contemporaines l’admettent, comme la fatwa n°10609/2015 du Dar al-Ifta al-Misriyya, ou encore les recommandations du Conseil Européen de la Fatwa. Y. al-Qaradawi et A. Gomaa plaident aussi pour une reconnaissance encadrée.
Ce raisonnement s’ancre dans une vision du fiqh comme soucieux du bien-être conjugal, en cohérence avec la sunna (سُنَّة , tradition prophétique) et l’éthique de responsabilité.
Une sexothérapie islamo-compatible ?
L’évolution des pratiques cliniques et des attentes des patients musulmans oblige à repenser l’accompagnement thérapeutique. Une sexothérapie religieusement compatible est envisageable, à condition de respecter les critères de nécessité, d’intention, et d’encadrement strict.
Certaines cliniques musulmanes, en Malaisie ou en Afrique du Sud, développent des outils compatibles : stimulateurs pelviens non génitaux, programmes de visualisation en réalité virtuelle avec la conjointe, etc. Ces dispositifs traduisent une volonté d’adapter les protocoles de soin sans heurter les convictions religieuses.
Ce dialogue entre éthique médicale et droit religieux nécessite une coopération interdisciplinaire. Il ouvre des perspectives pour des approches de soin plus inclusives, tout en restant fidèles aux principes du fiqh.

Conclusion
L’analyse des positions juridiques sur la masturbation dans le droit islamique révèle une diversité doctrinale, traversée par des préoccupations éthiques, spirituelles et thérapeutiques.
Dans les cas où la santé conjugale est menacée, où les alternatives licites ont échoué, et où l’encadrement médical est strict, la masturbation peut être admise à titre exceptionnel. Il ne s’agit ni d’un relâchement normatif, ni d’un détournement de la Loi, mais d’une application contextuelle fondée sur les maqāṣid.
Pour les praticiens de santé, cette flexibilité appelle à une vigilance accrue, une pédagogie adaptée, et un dialogue étroit avec les autorités religieuses. Une sexothérapie islamo-compatible est non seulement possible, mais parfois nécessaire pour préserver l’équilibre du couple, la dignité des patients et la cohérence des soins.
Dans cette perspective, il semble pertinent d’encourager en priorité les approches qui présentent à la fois une légitimité religieuse et une efficacité démontrée scientifiquement. Les exercices de Kegel et la méthode Start-Stop, sous leur forme encadrée en sexothérapie, représentent aujourd’hui les options les plus solides — tant du point de vue des recommandations cliniques que de l’avis des écoles juridiques les plus ouvertes. Dans le cadre d’une masturbation thérapeutique, ces techniques doivent impérativement être pratiquées sous supervision d’un sexologue afin de garantir leur intention thérapeutique et être en conformité avec l’éthique islamique.
À l’inverse, d’autres méthodes parfois évoquées — comme l’hydrothérapie, le jeûne ou la sublimation par le travail — bien qu’ayant un ancrage religieux historique, ne disposent à ce jour d’aucune validation empirique robuste. Leur efficacité reste incertaine, et leur usage isolé ne saurait suffire à traiter un trouble sexuel avéré. De même, les dispositifs technologiques émergents (réalité virtuelle, stimulateurs médicaux) doivent être considérés avec prudence, en raison du manque de données consolidées sur leur efficacité.
C’est donc à l’articulation de la rigueur scientifique, de l’encadrement thérapeutique et de la conformité religieuse que peut s’élaborer une prise en charge à la fois respectueuse et efficiente.
Bibliographie
Sources juridiques islamiques et fatwas :
Dar al-Ifta al-Misriyya. (2015). Fatwa n°10609 : Les limites de la jouissance sexuelle entre le couple marié. https://www.dar-alifta.org/fr/fatwa/details/10609
Dar al-Ifta al-Misriyya. (s.d.). Fatwa : La masturbation pourrait-elle être permise pour raison médicale ? https://www.dar-alifta.org/fr/fatwa/details/21628
Desai, E. (2022). Masturbation and medical necessity. Askimam.org. https://askimam.org/public/question_detail/31994
Gomaa, A. (2010). Fatāwā Muʿāṣira (Vol. 2, p. 387). Éditions Dar al-Iftaa.
Ibn Qudama. (env. 1200). Al-Mughnī. Maison d’édition islamique (rééd.).
Ibn ʿĀbidīn. (env. 1830). Radd al-Muḥtār ʿala al-Durr al-Mukhtār (Commentaire du droit hanafite). Dar al-Fikr.
Muslim, I. al-Ḥ. (vers 870). Ṣaḥīḥ Muslim. https://sunnah.com/muslim
Qaradawi, Y. (1985). Le licite et l’illicite en Islam (trad. fr.). Al-Bouraq.
Sistani, A. al-H. (2023). Rulings on masturbation and medical necessity (Tawḍīḥ al-Masāʾil, §2456). https://www.sistani.org/english/book/48/2369/
Skovgaard-Peterson, J. (2022). Typology of fatwas in contemporary sexual ethics. Medical College of Wisconsin. https://ocpe.mcw.edu/sites/default/files/course/2022-11/Skovgaard-Peterson,%20J%20-%20Typology%20of%20Fatwas_0.pdf
Islamweb. (s.d.). Les médecins lui ont conseillé de se masturber. https://www.islamweb.net/fr/fatwa/105596
Islamweb. (s.d.). Masturbation au moment de la nécessité. https://www.islamweb.net/en/fatwa/82271/masturbation-at-the-time-of-necessity
Sources scientifiques et médicales :
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Waldinger, M. D., & Schweitzer, D. H. (2019). Premature ejaculation and behavioral techniques: A systematic review. Journal of Sexual Medicine, 16(5), 672–685. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/30979506/
Zhao, Y., Tang, X., Li, F., & Wei, Z. (2023). Efficacy of start-stop technique for premature ejaculation: A randomized controlled trial. PLOS ONE, 18(3), e0283091. https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0283091
Sources complémentaires :
Khomeini, R. (1970). Tahrir al-Wasilah. Imprimerie islamique de Qom.
Al-Yazdi, M. K. (1907). Al-ʿUrwat al-Wuthqā. Rééditions multiples.
Islamic Law Review. Articles sur la jurisprudence contemporaine de la sexualité.
Muslim World Journal of Human Rights. Études critiques sur les droits sexuels en contexte islamique.